Dans leur grande demeure d'Asgard, au-dessus du ciel de Scandinavie, les Dieux Ont peur. Malgré leur toute-puissance, ils tremblent devant le loup Fenrir, le loup gigantesque qu'ils ont élevé : le grondement de sa gorge résonne dans les grandes salles du palais et, quand il ouvre ses énormes mâchoires, celle du haut touche la plus haute des étoiles tandis que l'autre descend jusqu'à terre. Vraiment, le loup Fenrir est de taille à engloutir l'univers tout entier.
Fils du dieu Loki, le fourbe, et de la géante Angrboda, Fenrir appartient à la famille des géants que les dieux nordiques ont chassés d'Asgard à la création du monde pour s'installer à leur place. Depuis des milliers d'années, les géants préparent leur vengeance et Fenrir aiguise ses crocs redoutables.
Les dieux le savent : il faut briser la puissance formidable de ce monstre avant qu'il n'attaque. Vite ! Car Fenrir ne cesse de grandir. Chaque jour, il avale des rations de plus en plus colossales et ses yeux s'imbibent d'un sang rouge qui fait frémir ceux qui le regardent. Seul le dieu Tyr l'approche sans peur ; quand l'animal n'était qu'un louveteau, il lui tendait des quartiers de viande à la pointe de son épée et le loup lui en a gardé de l'amitié.
Comment l'empêcher de nuire ? se demande depuis longtemps les habitants d'Asgard. Le tuer ? Mais ce crime salirait à jamais l'honneur des dieux. L'enchaîner au loin ? Un jour, avec mille ruses, ils ont réussi à passer autour de son cou une chaîne à gros maillons, ils là nommèrent Loeding puis ils se sont écartés, soulagés. Le loup s'est levé ; il a gonflé sans effort ses muscles d'acier et la chaîne s'est rompue avec un claquement sec. Alors les dieux ont tentés une nouvelle fois d'attacher le loup géant, avec un chaîne plus solide encore, qu'ils nommèrent Dromi, mais celle-ci n'a pas résisté plus longtemps que la première…
A présent, les dieux ont peur. A voix basse ils parlementent, délaissant
les plantureux festins du palais d'Asgard. Brusquement, il leur vient une idée
divine : demander le secours des nains qui vivent
au Pays des Elfes noirs, dans les profondeurs
de la terre ! Eux qui forgent les armes des dieux et les bijoux des déesses
sauront bien fabriquer un lien que nul ne peut briser ! Les nains se mettent
au travail. Et le fil qui sort peu à peu de leurs mains est aussi léger
que la plume, aussi souple que la soie. La recette est simple : pour tisser
ce lien magique, les artisans des ténèbres ont mêlé
le pas silencieux du chat, la barbe de la femme, la racine de la montagne, les
tendons de l'ours, le souffle des poissons et la salive des oiseaux. Ce Lien
sera nommé Gleipnir. Curieux, les dieux palpent l'étrange matière
puis, sous prétexte d'un jeu, ils entraînent Fenrir sur un îlot
désert et lui lancent un dernier défi :
- Laisse-toi enchaîner, toi qui sais briser toutes les chaînes,
celle-ci ne sera pour toi qu'un fétu de paille. Et si tu ne parviens
pas à t'en délivrer nous n'aurons plus rien à craindre
de toi et nous te relâcherons sans tarder.
Mais Fenrir se méfie. Il sent bien que les dieux manigancent un mauvais
coup. Il hérisse le poil avant de répondre :
- Si j'accepte et que ce fil me résiste, j'y perds ma liberté.
Si je refuse, vous direz que je manque de courage. C'est pourquoi j'accepte…à
condition que l'un de vous place sa main entre mes crocs le temps où
vous me tiendrez enchaîné.
Sur le visage des dieux, le sourire s'est effacé. Tout les Ases se regardent en silence, sachant trop bien quelle déloyauté se prépare, jusqu'à ce que le dieu Tyr s'avance avec simplicité et, sans un mot, place sa main droite dans la gueule du loup. Fenrir a laissé les dieux refermer le lien autour de lui. Puis il s'arc-boute, tire de toute sa force gigantesque. Mais le fil ne se rompt pas. Au contraire, plus il se tend, plus il devient résistant. Le loup essaie encore…En vain.
Devant tant d'efforts et de contorsions, les dieux se mettent à ricaner, à se moquer en montrant du doigt leur ennemi impuissant. Bientôt, ils se tordent de rire. Tous, sauf Tyr car il savait ce qui le menacait : de rage, le loup lui a tranché la main au ras du poignet (depuis lors, Tyr est manchot). La gueule ouverte, il cherche à happer les autres : il mordait l'univers entier ! Alors les dieux en profitent pour planter une épée entre ses mâchoires et s'empressent d'attacher le fil à un rocher qu'ils enfoncent au plus profond de la terre. Pour ne pas entendre les rugissements de douleur qui déchirent le ciel, pour ne pas voir les flots de sang qui s'écoulent de la gueule béante, les dieux ont regagné le palais d'Asgard où les attendent des festins aux saveurs infinies.
Mais viendra le temps où Gleipnir se rompra. Fenrir délivré plantera ses crocs dans les cuisses d'argent de la lune, happera les cheveux d'or des étoiles et livrera bataille à Odin, le chef des dieux, son ennemi éternel. A ses côtés, les géants rassemblés formeront la plus terrifiante armée que la terre ait jamais portée. Ce jour-là, sonnera Ragnarok, le "crépuscule des dieux".
Lors du "crépuscule des dieux", Le loup Fenrir rompt ses liens, et s'échappe. Les secousses qu'il donne à ses entraves font trembler la terre tout entière ; le vieux frêne Yggdrasil en est ébranlé des racines jusqu'au faîte, des montagnes s'écroulent ou se fendent de haut en bas. Puis il rejoignit le champ de bataille sur un navire qui vint du Nord, les voiles tendues par le vent ; il transporte les habitants des enfers ; c'est Loki qui est assis à la barre. Le loup Fenrir l'accompagne ; le feu lui jaillit des yeux et des narines ; sa gueule largement ouverte, dégoutte de sang ; la mâchoire d'en haut touche le ciel, celle d'en bas frôle la terre. Odin sera le premier à périr dans la bataille, engloutit par la vaste gueule du monstre. Vidar, fils d'Odin, s'avance vengeur et sans peur vers Fenrir. Il met le pied sur la mâchoire inférieure du monstre et la maintient ainsi fixée au sol ; son soulier est fait d'un cuir indestructible, que les dents aiguës du loup ne peuvent entamer ; sa main gauche soulève vers le ciel la mâchoire d'en haut et dans la gueule béante il enfonce, de la main droite, une épée qui va transpercer le cœur de Fenrir.